Asie du Sus-Est : le régime des pluies est modifié par les suies.

                                ( Le Monde, 13 / 11 / 02)

 

Le gigantesque nuage de pollution qui, pendant plusieurs mois de l'année, s'étend de l'Inde à la Corée pourrait expliquer l'augmentation des sécheresses en Afghanistan et les importantes précipitations qui affectent la Chine depuis des décennies.

Les pluies diluviennes qui frappent chaque année la Chine et provoquent des inondations catastrophiques ont-elles un lien avec le grand "nuage brun" asiatique, cette énorme pollution atmosphérique qui recouvre l'Asie du Sud-Est, la Chine et l'Inde ? Une simulation climatique réalisée par des scientifiques américains et chinois semble le démontrer et accuse les particules de suie présentes dans ce nuage de modifier le climat et le régime des pluies chinois. 

Ces poussières de carbone, associées aux autres aérosols, expliqueraient, affirment les chercheurs, l'augmentation des pluies sur le sud de la Chine, depuis plusieurs décennies, et les sécheresses records que subit le nord du pays.

UN PEU APPÉTISSANT COCKTAIL

Etudié pour la première fois par le programme international Indoex (Indian Ocean Experiment), le nuage brun asiatique a révélé la composition du peu appétissant cocktail dont il est fait : aérosols soufrés, oxydes de carbone et d'azote, poussières diverses et d'importantes quantités de suie provenant de la combustion incomplète du charbon et de la biomasse, ainsi que des émissions des moteurs Diesel. Cette pollution varie en taille et en position en fonction des saisons et des conditions météorologiques. Ses effets néfastes à moyen et long terme sur les rendements agricoles et sur la santé des habitants – plus de deux milliards d'individus – qui vivent dans cette région de la planète ont été soulignés cet été dans un récent rapport du Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE) (Le Monde du 15 août).

Pour démontrer le rôle du nuage, Surabi Menon, du Goddard Institute for Space Studies (New York), et son équipe ont, en association avec un confrère chinois, Hunfeng Luo, de la National Science Foundation de Chine (Haidian), nourri le modèle climatique du Goddard Institute des données sur les aérosols mesurés dans l'atmosphère par une cinquantaine de stations météorologiques chinoises. Quatre simulations informatiques ont alors été menées en y intégrant à chaque fois des facteurs spécifiques relatifs à la température de surface de la mer, aux gaz à effet de serre et aux aérosols carbonés ou non.

Finalement, il est apparu que le scénario bâti autour des poussières de suie reflétait le mieux la réalité observée sur le terrain. Aussi les chercheurs, qui ont publié il y a quelques semaines leur travail dans la revue Science, concluent que "les aérosols absorbants (comme la suie) peuvent affecter le climat régional" et suggèrent que "les tendances à des pluies importantes observées depuis plusieurs décennies dans le nord de la Chine peuvent être reliées à une augmentation des particules de carbone". Ils estiment également que " l'augmentation de la suie au-dessus du sous-continent indien pourrait entraîner une augmentation des sécheresses en Afghanistan, ainsi qu'un changement climatique en Inde".

" Cette étude, commente Jean-Philippe Duvel, spécialiste de météorologie tropicale au laboratoire de météorologie dynamique de l'Ecole polytechnique, renforce les hypothèses sur le rôle des aérosols, et notamment de la suie, sur le climat régional. En créant une distribution réaliste des particules carbonées, cette modélisation a produit des perturbations qui correspondent aux observations. Mais, prévient-il, cela ne prouve pas que ce soit le seul ingrédient qui perturbe la mousson. La déforestation menée au nord de la Chine est, entre autres, responsable des vents de sable".

UN EFFET DIFFÉRENT

Les aérosols, et notamment la suie, contenus dans l'atmosphère terrestre ont un effet différent du gaz carbonique. Alors que le CO2 entraîne un effet de serre et contribue au réchauffement climatique, les aérosols ont plutôt tendance à provoquer un rafraîchissement. Par un effet de diffusion, ils diminuent l'exposition de la surface de la Terre au rayonnement solaire en le renvoyant dans l'espace. Mais les particules de charbon réchauffent l'atmosphère à l'endroit où elles se trouvent, en absorbant le rayonnement solaire. Conséquence, constate Jean-Philippe Duvel, "cela modifie le profil vertical des températures dans l'atmosphère qui est le moteur de la convection profonde des précipitations".

Mais ces modifications importantes peuvent disparaître aussi vite qu'elles arrivent. Contrairement au gaz carbonique, qui a un temps de résidence dans l'atmosphère de plusieurs dizaines d'années, la suie ne reste que quelques jours et ne fait donc sentir ses effets que de manière locale et éphémère. "Si on arrêtait du jour au lendemain de produire ce polluant, l'effet sur le climat s'arrêterait immédiatement", affirme le chercheur de l'Ecole polytechnique. Mais on sait encore peu de choses sur les particules carbonées. Leurs propriétés optiques varient sans cesse en fonction de leur contenu, qui reste très difficile à mesurer.

Pour en savoir plus sur les aérosols et sur les effets du nuage brun asiatique, un Centre franco-indien de recherche sur l'environnement (Cefire) vient d'être créé, dont Jean-Philippe Duvel est coresponsable avec Phrashant Goswami, spécialiste de l'environnement au C-MMAX (Center for Mathematical Modelling and Computer Simulation) de Bangalore (Inde). Cette entité, dont les recherches seront essentiellement consacrées à la météorologie tropicale, à la pollution, aux problèmes climatiques et à la biologie marine, devrait être opérationnelle dès 2003.

Par ailleurs, un nouveau programme international dénommé Asian Brown Clouds (ABC) devrait succéder à Indoex. Mené sous la responsabilité conjointe de V. Ramanathan, de la Scripps Institution of Oceanography (Université de Californie) et de Paul Crutzen, du Max-Planck Institute for Chemistry (Allemagne), il a pour objectif de mieux comprendre l'extrême variabilité du nuage brun et de cibler avec plus de précision les rôles et les interactions des différents gaz à effet de serre, des aérosols et de l'ozone, en analysant leurs effets sur le climat, le cycle de l'eau, l'agriculture et la santé humaine. Ce programme sera mené en coordination avec le Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE).

Christiane Galus

 

 

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