LAST LIFE IN THE UNIVERSE 

(Le Monde, 17 / 03 / 04)

De Pen-ek Ratanaruang
La cohabitation forcée d'un bibliothécaire morbide et d'une jolie prostituée


Une comédie thaïlandaise à l'humour noir

L'APPARTEMENT de Kenji, un Japonais exilé à Bangkok, est nickel. C'est un type obnubilé par l'ordre et la propreté. Il travaille dans une bibliothèque, préposé au rangement des ouvrages consultés. D'une discrétion absolue, d'un calme inébranlable. On a l'impression qu'il n'a pas de nerfs. A part un blocage majeur (il est allergique aux sushis), une seule chose semble l'irriter : il ne parvient pas à se suicider.

Se donner la mort est devenu pour lui une urgence, non à cause de problèmes d'argent ou de coeur, mais pour « échapper aux e-mails ». Son quotidien est donc rythmé par ces obsessions : ranger ses chemises, sécher ses chaussettes, vérifier qu'aucun de ses livres ne dépasse de la pile, et disparaître. Pendaison, étouffement, noyade, propension à se coucher sous les roues des voitures... Rien à faire. Kenji est victime d'une double impuissance : il peine autant à jouir qu'à mourir.

Comédie d'humour noir, Last Life in the Universe confronte ce jeune misanthrope au masque de Buster Keaton à une série de dérèglements. D'abord une fusillade, chez lui, qui asperge les murs blancs de taches de sang, mais joliment. Puis la rencontre d'une très séduisante prostituée dont la soeur vient d'être tuée dans un accident de voiture.

C'est avec une sorte d'élégance glaciale et un ton pince-sans-rire que Pen-ek Ratanaruang fait cohabiter ces deux personnages dissemblables : la fille bordélique, peu amène et traquée par un amant violemment machiste, et le bibliothécaire altruiste, lecteur du Lézard noir de Mishima, qui entreprend de ranger le foutoir de son hôte et arbore une non-sexualité de prêtre. La relation qui se noue entre eux est d'autant plus floue qu'ils savent leurs trajectoires contradictoires. Lui, Japonais crispé sur les convenances, s'est exilé dans un pays « dégueulasse » dont il maîtrise mal la langue. Elle, Thaïlandaise indomptable, s'apprête à partir au Japon.

Apparemment atteint par le syndrome Lost in Translation (errance, attirance, complicité, chasteté), le film explore la naissance de codes d'apprivoisement, la manière dont Kenji pénètre dans l'univers de l'étrangère.

Mais son désir n'est pas du côté des vivants. Ce que vient chercher le jeune homme morbide dans la maison de la fille vénale, c'est le fantôme de sa soeur. C'est mû par un désir post mortem qu'il s'introduit dans la chambre de la disparue, visite sa penderie, fait sa vaisselle, et, lors d'une très belle séquence de ralenti à l'envers, remet tout en ordre de façon surnaturelle.

Et si les deux improbables colocataires apprennent à se sentir bien ensemble, c'est parce que, dans une pulsion d'intégration autant que d'amour outre-tombe, Kenji se substitue à la morte en même temps qu'il apprend à s'épanouir dans le monde visible. Une ultime scène de règlements de comptes avec yakuzas parachève de façon drolatique ce pied de nez à la tentation du funèbre.


Jean-Luc Douin

autres articles     sommaire