Les pays du sud s'immiscent dans la guerre des laboratoires.

(libération 27 / 05 / 03)

L'accès des populations du tiers-monde aux médicaments sera l'un des contentieux du G8 à évian

Chaque année, les maladies infectieuses tuent 17 millions de personnes dans le monde dont 97 % dans les pays en voie de développement. A lui seul, le sida entraîne 4 millions de décès (dont 2,3 millions en Afrique) autant, ce qu'on oublie parfois, que les infections respiratoires, à commencer par la pneumonie. Là aussi, le tiers-monde est la première victime de ces maladies propagées par la pauvreté et le sous-développement. Sur les quelque 14 000 cas de contamination supplémentaires par le virus HIV apparus chaque jour, 95 % proviennent des pays pauvres. Voilà pour la demande. 

Du côté de l'offre, le marché est aussi opulent que parfaitement contrôlé. Sur les 400,6 milliards de dollars que représentent les ventes de médicaments, au niveau mondial, 53 % sont réalisées en Amérique du Nord, 23 % en Europe, 13 % au Japon, le reste représentant 11 % du total. Le « reste », ce n'est rien d'autre que l'ensemble de l'Afrique, de l'Amérique latine et la majeure partie de l'Asie-Pacifique, soit rien de moins que les quatre cinquièmes de la population de la planète. A peine 8 % des dépenses pharmaceutiques sont destinées aux pays en développement, et c'est peu dire que l'Afrique, avec ses 2 % du marché mondial, n'intéresse guère la vingtaine de laboratoires occidentaux qui occupent 65 % du marché mondial.

Dernière statistique sur ces inégalités qui ne seraient que criantes si elles n'avaient pas droit de vie et de mort : les maladies qui sévissent dans les pays riches absorbent à elles seules 85 % des sommes que consacrent les multinationales du médicament à la recherche et au développement, moins de 5 % allant aux problèmes de santé dans les pays à bas revenu.

En cette période marquée par un triste anniversaire, celui des vingt ans de propagation de la pandémie du sida depuis l'article du magazine américain Science, qui, le 20 mai 1983, évoquait pour la première fois le virus du VIH-1, et à quelques jours du sommet d'Evian où se retrouveront, du 1er au 3 juin, les chefs d'Etat et de gouvernement avec, en principe, la question de l'accès des pays en développement aux médicaments, génériques ou pas, sur l'agenda du G7-G8, la question prend toute sa signification. A la condition qu'elle ne soit pas évincée au profit des deux priorités du moment clairement énoncées par l'administration américaine : le renforcement de la lutte contre le terrorisme et la reconstruction de l'Irak, d'une part, le soutien à apporter à une croissance mondiale défaillante, de l'autre. 

L'étape d'Evian n'est pas une simple formalité. Elle fournira un message clair sur le traitement qui sera réservé à la question des médicaments lorsque se réuniront à Cancun (Mexique), du 10 au 14 septembre, les ministres du commerce extérieur des 146 pays membres de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Avec pour mission d'aborder les différends et contentieux ouverts ou restés en suspens depuis la quatrième conférence ministérielle de Doha (Qatar), en novembre 2001, et dont la conclusion, que l'on espère positive, est théoriquement fixée au 1er janvier 2005.

D'un côté, le respect à tout prix de la propriété intellectuelle - et donc des brevets - reconnu par les principes de libéralisation des échanges qui étayent l'édifice de l'OMC ; de l'autre, les 19 000 personnes qui, chaque jour, meurent dans le monde, du sida, du paludisme, de la tuberculose, de la maladie du sommeil ou d'autres maux qui, longtemps, ont eu beaucoup de mal à émouvoir Etats et fabricants. 

Cette douce indifférence n'a pas résisté au tonnerre qu'a déclenché en son temps le procès intenté par 39 firmes pharmaceutiques à l'encontre du gouvernement sud-africain, coupable de s'être doté d'une loi l'autorisant à fabriquer des médicaments génériques. L'émotion déclenchée par cette affaire a incité l'industrie pharmaceutique à faire machine arrière tandis que d'autres pays émergents ou en développement se mettaient aussi sur les rangs pour développer, si possible à moindre coût, leur propre secteur pharmaceutique. A commencer par le Brésil.

C'est là que se situe la nouveauté. Il s'agit moins d'un dur affrontement entre pays du Sud offerts aux pandémies et laboratoires du Nord confortablement assis sur leurs brevets et leurs profits que d'une bataille engagée par des industries naissantes au Brésil, en Thaïlande, en Inde, en Afrique du Sud, bien décidées à profiter elles aussi de la mondialisation. Et à clarifier les disparités de prix existant aussi entre pays du tiers-monde. A titre d'exemple, la nifédipine, un antihypertenseur, est vendu six fois plus cher en Afrique du Sud qu'au Brésil, le prix de ce médicament se situant à des niveaux intermédiaires au Ghana et aux Philippines, selon une sorte de manuel de la transparence tarifaire que viennent de publier conjointement l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et l'Action internationale pour la santé. 

Pour les multinationales du médicament, la concurrence peut s'avérer redoutable. Alors qu'un traitement classique du sida, par trithérapie, coûte environ 12 000 dollars par an et par personne (et jusqu'à près de 19 000 dollars dans sa version Fuzeon, mise au point par les laboratoires suisse Roche et américain Trimeris), ce prix peut tomber à 200 dollars par an en Inde ou en Thaïlande.

Le compromis péniblement conclu à Doha ouvrait une petite fenêtre en permettant aux pays en voie de développement de copier les molécules des grands laboratoires en cas d'urgence, en échange du versement de royalties. Mais, depuis, Washington est revenu sur cet engagement en cherchant à limiter son champ d'application à trois fléaux : le sida, la tuberculose et le paludisme. Au profit d'une simple politique d'aide, purement caritative, émanant « des gouvernements, des entreprises, de la société civile et des oeuvres philanthropiques », selon le voeu de la Maison Blanche. La compassion aura alors remplacé l'équité. Dans une moindre mesure à Evian et bien davantage à Cancun, les Européens devront indiquer clairement si ce déni leur convient et s'ils attachent encore un prix au droit à la santé. Sous peine d'une marchandisation aux allures de charité mal ordonnée.

Serge Marti

autres articles     sommaire