Les producteurs de génériques du Sud bouleversent l'accès aux médicaments

(Libération, 27 / 05 / 03)

Les multinationales voudraient que les contournements de brevets soient limités à trois grandes maladies

Cipla, ou Ranbaxy en Inde, Government Pharmaceutical Organisation (GPO) en Thaïlande ou Far-Manguinhos au Brésil... ces laboratoires pharmaceutiques défient les industriels du médicament. Ils sont devenus, en quelques mois, des pourvoyeurs incontournables des traitements du sida dans les pays en développement (PVD), à des prix défiant tout concurrence. Leur méthode est simple : fabriquer des génériques, ces copies conformes des molécules brevetées par les groupes pharmaceutiques. Parce qu'ils n'ont pas investi dans la recherche des produits, ils proposent des traitements à moins de 1 dollar par jour.

Cette industrie locale est devenue un atout majeur dans la lutte contre le sida. « Les douze antiviraux essentiels ont aujourd'hui des fournisseurs génériques, explique Hans Hogerzeil, coordinateur des politiques de médicaments essentiels à l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Nous ne sommes pas très intéressés par les grands laboratoires qui veulent se doter d'une image humanitaire, mais n'offrent de traiter que quelques centaines de patients. Nous comptons sur la compétition avec les « génériqueurs», telle qu'elle existe au Brésil et en Inde, pour faire chuter les prix et établir une vraie relation de client à fournisseur. Nous pouvons discuter des prix, de la qualité et des délais. » Fin février, l'industrie des génériques a ainsi accepté de renforcer sa collaboration avec les Nations unies, de façon à atteindre la cible des 3 millions de personnes traitées par des antirétroviraux, d'ici à 2005.

Paradoxalement, ce sont les laboratoires qui sont à l'origine de cette nouvelle compétition. En 1997, trente-neuf d'entre eux ont lancé des poursuites contre le gouvernement sud-africain qui souhaitait sauver, par le recours aux génériques, des millions de vies du sida. Ces entreprises occidentales avaient l'intention de défendre le droit des brevets qui sont, selon elles, la source de financement d'autres innovations. Le procès s'est ouvert trois ans plus tard, à Pretoria, dans une Afrique qui concentre 70 % des 42 millions de personnes séropositives dans le monde. L'indignation fut générale : sous la pression de l'opinion publique, les industriels ont retiré leur plainte.

« L'erreur fut désastreuse. En saisissant les tribunaux, la réponse a été traditionnelle à un problème qui ne l'était pas », reconnaît Olivier Mariotte, cadre de Schering-Plough, en France. Certes, dès 2000, cinq grands laboratoires sur les huit producteurs d'antiviraux (Boehringer, BMS, GlaxoWellcome, Merck et Roche) ont offert de réduire leurs tarifs. « C'était des prix différents selon les pays, sans procédures claires et pour des volumes limités », se souvient M. Hogerzeil. Il faudra attendra le printemps 2001 et l'offre de l'indien Cipla, de fournir à Médecins sans frontières une trithérapie pour 350 dollars par an et par patient, pour que les grands laboratoires alignent leurs prix. En deux ans, le coût d'une combinaison trithérapique est passée de plus de 10 000 dollars à environ 209 dollars par an.

Responsabilité

Pourtant, bien des patients, notamment de l'Afrique subsaharienne, n'ont toujours pas accès aux médicaments. « Les systèmes de santé des PVD sont défaillants ou inexistants. L'industrie pharmaceutique fait tout ce qui est en son pouvoir, souligne Alan Homer, président du syndicat professionnel américain PhRma. De 1998 à 2001, elle a versé 1,9 milliard de dollars en médicaments et assistance financière. » « La responsabilité des laboratoires est d'abord de trouver de nouveaux médicaments, renchérit Franz B. Hulmer, PDG du groupe suisse Roche. Les gouvernements des PVD doivent prendre la leur : beaucoup dépensent 2 dollars par habitant et par an pour la santé et jusqu'à 20 dollars dans la guerre. »

Genzyme, une société de biotechnologies américaine, qui distribue gratuitement son médicament contre la maladie de Gaucher aux plus démunis, ne partage pas cette analyse. « Une stratégie qui sélectionne les patients n'est pas durable, considère Henri A. Termeer, son PDG. Les laboratoires auraient dû être les premiers à baisser leurs prix et à collaborer avec les systèmes de santé et les gouvernements locaux. Ils ont longtemps ignoré les besoins des patients et tentent aujourd'hui de sauver ce qui peut l'être. »

Acculées, les multinationales du médicament ont dû accepter que des pays contournent leurs brevets en cas d'urgence de santé publique - ce que prévoient déjà les accords de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et a été réaffirmé à Doha, en décembre 2001. Mais elles voudraient limiter cette possibilité à trois maladies (sida, tuberculose, paludisme), de peur de « débordement ». Le gouvernement américain lui-même n'a-t-il pas menacé, à l'automne 2001, de casser le brevet d'un médicament de Bayer, pour traiter à moindre coût ses citoyens contre l'anthrax ?

Tandis qu'en deux ans, les producteurs de génériques s'imposaient sur le marché, les industriels de renom ont perdu en crédibilité. Le monde des affaires s'en est ému. Le 15 avril, Calpers, le premier fonds de pension américain, a averti GlaxoSmithKline (GSK), le plus important producteur d'antiviraux, que son « comportement d'entreprise » face au sida ne servait pas la réputation du groupe et, in fine, la valeur de l'action. C'est la première fois que des actionnaires, qui n'ont pas fait un placement éthique, orientent la politique d'une entreprise vers plus d'humanité. GSK, après avoir martelé pendant des mois qu'il vendait ses traitements antiviraux « à prix coûtant », a décidé, fin avril, de les réduire de moitié.

 

Véronique Lorelle

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