Les soies de la reine Sirikit

                                ( Le Monde)

 29 janvier 2003

A travers une fondation, la souveraine de Thaïlande soutient les tisserands de l'Isan, région au nord-est de Bangkok. Visite dans les ateliers des villages.

Des ruisseaux de soie coulent des tringles ou glissent l'un sur l'autre, dans des bacs mêlés. Au milieu de la salle, une assemblée hautement féminine étale les tissus, compare, réfléchit. Malgré la mondialisation des costumes, une spécificité thaïe : les tailleurs stricts, en soie chatoyante, et la pose, assises sur le sol, jambes sur un côté.

Foule paisible, sans convoitise, qui garde la capacité de sourire et de s'intéresser à autrui. Le prix va de 150 à 500 bahts le mètre (3,45 € à 11,50 € environ). Les vendeuses utilisent des mètres en bois semblables aux nôtres.

Dix jours s'écouleront ainsi, au palais Dusit, à Bangkok, pendant lesquels on disperse les soies achetées par la reine dans les villages. La reine, dites-vous ? Mais oui. Connu de tous les Thaïs, l'organisme à l'origine de cette vente, la Support Foundation, fut créé en 1976 par la reine Sirikit pour "augmenter les revenus des paysans et perpétuer l'art et l'artisanat thaïs".

Cette idée jaillit dans l'esprit de la souveraine, qui consacre huit mois sur douze à parcourir les provinces, à la vue des femmes travaillant dans les champs, vêtues de sarongs en soie tissés de leurs mains. "Faites les mêmes pour moi", leur dit-elle.

Protestations : la reine ne va pas s'habiller comme une paysanne ! La souveraine tient bon, fait dessiner des modèles par ses stylistes et les porte. Pour preuve les photos officielles où on la voit vêtue de ces soies traditionnelles dont les couleurs vives vont si bien à son teint. Très vite, la cour l'imite et, bientôt, tout le pays.

Des ateliers, dans l'enceinte du palais, forment les volontaires. Tissage mais aussi travail du bois, de l'or, de l'argent, vannerie lipao, cette fougère que l'on effile jusqu'à obtenir la finesse d'un cheveu en la passant dans un couvercle percé de trous de plus en plus petits. Et damasquinerie : ce savoir parmi les plus difficiles fut transmis à six élèves par le dernier maître vivant. Sa tâche achevée, il meurt. Auparavant, certains de ces hommes cultivaient l'opium. Aujourd'hui, ce sont des artisans chevronnés. Ils ne parlent pas nécessairement le thaï et c'est une than phuying, une dame de la cour, qui sert d'interprète. Paneeda, une douce jeune femme, jette un regard désespéré vers sa protectrice avant de dire son âge, quarante et un ans. A la question : " Voudriez-vous être à votre compte ?", elle dit sa fidélité à la reine : "Quand je suis venue ici, je n'avais rien. Aujourd'hui, j'ai tout : une famille, une maison, un travail".

Au bout du chemin, une maison sur pilotis. L'eau tremble sous la véranda. A quelques pas, à l'ombre des essences exotiques, un vaste auvent, ouvert de tous côtés pour la fraîcheur. Dans un coude du sentier, des jarres sur des feux de braises. Des écheveaux de soie trempent dans l'eau jaune bouillonnante.

Deux acolytes les plongent et replongent, pour mieux les imprégner. Tout à l'heure, ils les sortiront de l'eau avec un bâton pour qu'ils s'égouttent, suspendus par des lanières en feuilles de pamplemoussier. Pendant ce temps, sous le hangar, les navettes glissent, les peignes claquent.

Celui que son disciple nomme Ajan, "Maître", n'a que 37 ans et une vraie modestie. Il reçoit sous les arbres, près de son atelier. Weeradhamma Taragoonngernthai ou, plus simplement, Weeradham, est un grand artiste.

Formé à la peinture traditionnelle, il étudie l'archéologie, puis effectue des recherches sur les textiles anciens, avant de créer, avec de la soie thaïe, ses propres modèles inspirés par la culture de son pays et réalisés ici, à Surin. Ces pièces uniques nécessitent plusieurs mois de travail.

Il procède par étapes. Commence par un dessin préparatoire qu'il agrandit et divise en carrés avant de le transférer sur la trame à l'aide de 2 000 tiges en bambou (il en faut vingt pour un motif ordinaire).

Pour une pièce de soie 1m x 3m cinq artisans ont travaillé trois mois sous sa conduite, simplement pour mettre en place le cadre et les 2 000 tiges. Puis vient la réalisation : cinq femmes tissent pendant deux mois, à raison de 5 cm par jour.

Dans les villages, c'est le bruit - claquement de la planchette égalisant le fil de la trame, rythme alerte de la poignée que l'on abaisse pour faire filer la navette - qui attire le regard. Les visiter à la fraîche, quand les femmes reviennent des champs. Chaque famille possède un ou deux métiers.

A Khwao Sinarin, village réputé au nord de Surin, le cliquetis des pédales et le double battement du peigne contre la trame s'échappent des vérandas. Chonnabot, au sud de Khon Kaen, est réputé pour son mutmee, technique du "nouer et teindre" similaire à l'ikat indonésien.

Ailleurs, le keed kratuk, rapide et sonore, permet de tisser 4 m par jour. Tandis qu'à Ban Phon, les villageoises tissent avec le petit doigt. Des femmes rieuses piétinent, pieds nus, les pédales. L'une d'elles mélange dix motifs différents pour une étole de sa composition qu'elle enverra au concours de la reine.

Chaque famille, en effet, se réfère à une petite pièce de soie nommée pha (tissu) saew (exemple), récapitulant ses propres motifs, semblable à l'un de ces carrés brodés au point de croix par nos grands-mères. Avec Jim Thompson, vient la production semi-industrielle.

L'Hermès thaï a implanté son usine, la Thai Silk Factory, à l'intérieur d'un parc, à Pak Thong Chai, au sud de Khorat. L'ex-architecte américain s'installa à Bangkok en face de Ban Krua, village de tisserands musulmans, sur la rive d'un klong. A une époque où elles n'intéressaient personne, il arpentait le canal, choisissant ses soies. Il disparut en 1967, à soixante et un ans, dans la jungle malaise. Un mystère jamais élucidé. La compagnie qui pérennise son œuvre et porte son nom élève les vers à soie selon une méthode inchangée depuis 2 000 ans. On dévide les cocons plongés dans une eau très chaude en joignant le fil de 80 à 100 cocons pour la trame, de dix à vingt pour la chaîne. Les cocons abîmés feront un fil plus épais, utilisé pour l'ameublement.

La soie des villageoises, dite brute ou sauvage, sert également pour la trame ; la soie chinoise, plus fine et résistante, pour la chaîne. Sous le hangar aux 800 métiers, les horaires sont libres. Chacun est payé au métrage et au motif, plus ou moins compliqué, et décore son métier à sa guise. La compagnie a fondé sa réputation sur ses carrés de soie lisse, impeccable et glacée, dont raffolent Chinois et Japonais. Les Occidentaux préfèrent le toucher chaleureux, les irrégularités mêmes de la soie thaïe, produite également dans ses ateliers.

Chaque année, fin novembre, la reine organise un concours et achète les stocks des villageoises. Il suffirait de peu de chose, des couleurs plus éclatantes, des motifs allégés, pour que les étoffes de l'Isan soient reconnues dans le monde entier. Le groupe Jim Thompson, qui emploie 2 800 personnes et a contribué à populariser la soie thaïe au monde, a ses propres designers, américains et thaïs. Si la Fondation en recrutait, elle aussi, l'avenir des villageoises de l'Isan serait sans doute mieux assuré.

Danielle Tramard

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